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12. Le prix du pain

J’avais tout un tas de trucs à faire ce matin. Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te détailler par le menu tout ce qui m’a occupé. D’une part ce ne serait pas très intéressant et d’autre part je pense que tu te fiches un peu de savoir que j’ai arpenté un bon quart du département ce matin.

Je vais quand même te raconter une toute petite partie.

Je devais aller chercher du pain.

Tu me diras qu’il n’y a rien d’étonnant ni de bien extraordinaire à ça, que toi aussi ce matin tu es allé chercher une baguette à la boulangerie du coin, que ça fait partie de ces petites choses du quotidien qui ne valent pas la peine qu’on s’y attarde plus que ça.

Il était à peu près onze heures trente quand je suis arrivé à la boulangerie du bled juste à côté du mien. La boutique était bondée. Une bonne douzaine de personnes à servir avant que ce soit mon tour.

L’espace de deux ou trois secondes j’ai été tenté de tourner les talons, d’y retourner un peu plus tard dans l’après-midi. Mais bon j’étais là, c’était le dernier truc à faire avant de rentrer, plus rien d’autre ne devait m’occuper pour le reste de la journée.

J’ai décidé d’attendre.

Et puis je trouve toujours à papoter avec l’un ou avec l’autre ; on se connait presque tous au village, pas beaucoup, mais juste assez pour que la conversation s’engage. J’aime ça, ces conversations sans importance, des mots de rien comme ça en apparence, en apparence juste.

La boulangère allait son train. Servir, encaisser, rendre la monnaie, deux ou trois paroles, prendre des nouvelles du petit qui avait l’angine en début de semaine, ou de la vieille mère qui a été hospitalisée et que ça dure un peu depuis la dernière fois qu’on l’a vue.

Une boulangerie de village.

J’avais déjà repéré le pain que je souhaitai prendre. Un pain « fermier », sa croûte bien brune me faisait de l’œil. Je savais déjà que j’allai retrouver ce petit goût de caramel que j’apprécie tant, la mie serrée, odorante. La tartine lourde dans la main.

Le meilleur pain du coin. Tu peux me croire !

Juste attendre. Juste attendre que la mamie aux cheveux un peu bleus prenne sa commande, sa commande qu’elle a bien pris soin de passer en début de semaine, pour ne pas oublier. Ne surtout pas oublier parce que demain il y a les enfants et les petits enfants qui viennent déjeuner et que le millefeuille et la tarte c’est un peu la tradition de la fin d’après-midi ces dimanches-là.

Je les aime bien ces mamies, le passage à la boulangerie c’est souvent la seule sortie de la journée, le seul moment où elles vivent un peu en dehors des murs que la solitude habite depuis que le mari est là-bas au pied de l’église. La boulangerie et puis parfois la factrice qui passe, qui a un peu de temps pour quelques mots sur le temps qu’il fait, un peu les nouvelles aussi.

Parmi les clients il y avait aussi quatre jeunes hommes, des migrants, ils « habitent » dans un camp à l’autre bout du village, pas très loin de l’aire d’autoroute.

Seulement le vieux grillage tout percé à franchir pour peut-être avoir la chance de monter dans le bon camion, celui qui va les conduire de l’autre côté de l’eau, l’ailleurs qu’ils espèrent meilleur. Le terme d’un voyage de plusieurs mois, d’une errance souvent périlleuse.

Depuis des années c’est comme ça, chaque automne ils sont plus nombreux à errer aux alentours, à attendre le soir, tuant le temps en marches sans but. Une pause au bistrot le temps de recharger les téléphones, discrètement.

Et attendre.

Dans les boulangeries de villages ça fait toujours un peu épicerie aussi, quelques conserves, des sodas, des bricoles pour dépanner. Ils étaient là mes quatre jeunes gars en train de prendre de quoi déjeuner, quelques boites de sardines, du coca aussi.

Je ne faisais pas plus attention que ça à ce qui se passait autour de moi, puis j’ai vu le manège de la fille de la patronne, elle surveillait attentivement leurs moindres gestes, peur sans doute qu’ils glissent un truc ou deux dans la poche de la veste. Ça fait des années que j’habite dans le coin, ça fait des années que des migrants passent par ici.

Jamais un problème.

Seulement quelques langues qui parlent trop, mal, sans vraiment savoir….

Même si parfois les paroles font plus de mal que les coups, on n’empêchera jamais la peur de « l’autre » de s’exprimer. Aujourd’hui on ne se cache plus pour étaler les idées les plus malsaines. Elles avancent, doucement, surement, sous couvert d’une « normalisation » d’un parti que l’on sait être xénophobe. Mais c’est une autre histoire.

C’était le tour des gars de passer à la caisse, ils ont acheté deux pains en plus des quelques autres bricoles. Il y en avait un qui parlait un peu le français, juste quelques mots, mais suffisants pour le quotidien. C’est lui, après avoir collecté auprès de ses camarades la somme nécessaire, qui a payé. Ils ont esquissé un au-revoir et sont partis, je les reverrai sans doute encore pendant quelques jours et ils disparaîtront comme tous ces autres qui sont venus ici avant eux.

Plus qu’une jeune femme à servir avant que ce soit mon tour.

C’est là que ça a basculé.

La patronne qui jusque-là avait servi, encaissé, rendu la monnaie sans gants, sans se laver les mains entre chaque transaction a demandé à la jeune femme d’attendre un peu. Qu’elle allait se laver les mains parce que :

« Avec eux on ne sait jamais où ils sont allés traîner, on ne sait pas si leur argent n’est pas plein de microbes. »

Pendant le court instant d’absence de la boulangère, la jeune femme s’est retournée vers moi, nous nous sommes regardés, nous étions tous les deux gênés. Elle a esquissé un léger sourire, un peu comme si elle s’excusait des paroles de l’autre.

Ça a été mon tour, j’ai demandé mon pain, payé.

Puis j’ai été lâche, j’aurais dû lui demander si elle allait aussi se laver les mains après avoir manipulé ma monnaie.

Je ne l’ai pas fait.

Aujourd’hui une boulangerie a perdu un client.

Parce que tu vois, faire du bon pain et bien parfois ça ne suffit pas.

Publié par Defrancoisjose à 20:50

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